Le Livre
Dans la pénombre de mon
bureau poussiéreux, marchant à pas lents sur le sol grinçant, je pus
apercevoir quelques feuilles jaunies par le temps dépassant du coffre
de mes secrets. Sans réfléchir plus longtemps, je m’approchai, curieux,
en m’enfonçant un peu plus dans les ténèbres de ce lugubre endroit.
Cela faisait plusieurs décennies que je n’étais pas revenu dans cette
maison. Après y avoir vécu jusqu'à l’âge de 20 ans, je l’avais presque
oubliée. Mais, c’est en passant par hasard sur cette route de campagne,
que le souvenir m’est revenu. Tel un grand coup de poing dans
l’estomac, mon passé refit surface. Ma chambre d’antan, mon vieux
bureau d’écolier en bois, ma plume et mes feuilles blanches…
Sous
une toile d’araignée encore habitée reposait le Livre. Je m’en
souvenais encore. Cette œuvre magnifique proposant à qui le veut un
voyage hors du temps. Je me souviens encore de ces longs périples
auxquels je m’adonnais autrefois… soudain épris d’un sentiment de
curiosité, j’eu envi de revivre les sensations de mes heures de
jeunesse. J’ouvris le Livre, et sachant ce qui allait se passé, je me
préparai au choc. Comme transporté au-delà de toutes choses, je volai
librement dans le ciel de mon rêve le plus fou. Je naquis une seconde
fois.
Le monde s’ouvrait à mes
yeux, la lumière se fit oppressante, je détestais cela. Mes poumons
découvrirent alors leur fonction et la première bouffée d’oxygène fut
pour eux une douleur insoutenable. J’ai beau exprimer mes souffrances,
les gens ne comprennent pas. J’ai mal. Mais ce n’est qu’un passage
difficile, ce qui nous attend ne peut être que meilleur. Je deviens un
enfant. J’apprends vite. Je suis plutôt doué. J’apprends tout ce qui
s’apprend, je suis avide de connaissances. J’aime lire, j’aime écrire,
j’aime l’école. J’apprends et je grandis. Tout avance à une vitesse
incroyable, impossible d’en profiter. Je deviens adolescent. J’ai
encore des yeux d’enfant, mais je veux être considéré comme un adulte.
Je me révolte contre l’autorité, je me bats pour ma reconnaissance,
mais on ne m’écoute pas. C’est injuste ! Je me rebelle, je fais des
conneries, mais je ne veux pas assumer les conséquences. J’essaie
d’être responsable, mais on ne le voit pas. On me demande d’agir en
adulte. On me demande de mûrir.
Je
mûris alors. Je mûris très vite et j’atteins l’âge adulte. Je suis
alors connus, reconnus, je suis enfin quelqu’un ! L’aboutissement de
toute mon enfance se dévoilait enfin sous mes yeux ! Je suis une «
grande personne » ! Je me marie, je fonde une famille, j’ai des
enfants, pleins d’enfants, autant que d’amour à donner. Je deviens
quelqu’un de bien. Je travail dure pour eux. Et tout bascule. L’amour
de ma vie part sans laisser de trace. Les enfants disparaissent avec
elle. Je suis malheureux. La vie est injuste. Tient, cela me rappelle
quelque chose ! C’était la phrase favorite des temps rebelles de mon
adolescence. Je régresse. Je deviens vieux. J’oublie mon passé, j’ai
compris ce qu’était la vie.
Je
referme le Livre. Oui, c’est vrai j’ai compris ce qu’était la vie. Elle
passe trop vite et on n’en profite pas assez. Toujours poussé par nos
envies, par nos sentiments, nous vivons d’abord dans la perspective
d’un avenir amélioré, puis nous vivons avec le regret d’un passé
meilleur. On ne profite pas assez du temps présent, et on ne s’en rend
compte que trop tard…
Je repose le
Livre sur mon vieux bureau poussiéreux. Mes articulations me font mal,
je me redresse comme je le peux. Profiter du temps présent… Le
problème, c’est qu’on le comprend seulement lorsque ce temps nous est
précieux, seulement lorsque l’avenir disparaît peu à peu. Ma vie se
finira bientôt et je n’ai vécu qu’une vie ordinaire… quel gâchis…